Devenir oiseau
Extrait
I. Vivre c’est différer
Un mystique c’est quelqu’un qui sent qu’il est une fourmi dans le cosmos, et en celui-ci aspire à se fondre.
Mais la vie n’existe que de s’incarner en individus. La vie, par définition, c’est ce qui s’individualise, se sépare du tout, par une membrane ou par une peau. Se fondre, littéralement, dans le tout, pour un vivant, c’est cesser de vivre.
Tel est le paradoxe : la vie n’est possible que séparée, mais jamais ne devient aussi intense que dans les instants de fusion, avec un être ou avec le cosmos.
Evidence des mystiques, des amoureux, et des toxicomanes : jamais la vie n’est aussi intense que de frôler la mort.
Dans ces instants de réconciliation avec le monde, un mystique, dans son exultation, peut s’exclamer que « tout est bien ». Mais cela ne vaudra jamais que du point de vue du tout – où peut-être apparaît une espèce d’harmonie. L’individu, lui, finira toujours broyé.
Selon qu’on se place à l’un ou l’autre pôle : désespoir ou joie fulgurante.
Souvent le mystique est attiré par ce point où tout deviendrait équivalent – le meurtre et la sainteté, l’abject et le sublime. Mais où se trouve-t-il, ce point, dans un univers où « être c’est différer » – a fortiori vivre?
Le mystique serait-il celui qui fait le mort – à viser l’indifférence la plus pure ? Ne pourrait-on inventer une mystique de la vie, qui viserait la singularité ?
Vivre c’est préférer, préférer la vie à la mort, pour commencer, donc me préférer à tous ceux qui me menacent, les microbes qui voudraient m’envahir, les fauves me dévorer, les suicidaires, les morts qui pourraient m’entraîner. Vivre c’est se trouver, constamment, dans une jungle de dangers, où il s’agit de sauver sa peau. Où il s’agit de choisir ses armes, et si plutôt que le meurtre on choisit l’amour, ça devient encore plus ardu, insoluble parfois, vu qu’aimer l’autre jusqu’au bout, c’est préférer sa vie à la mienne. « L’amour plutôt que le sacrifice », c’est vite dit, vu que concrètement, aimer ça implique de se sacrifier, sans cesse, dans les plus petites choses comme dans les grandes. L’autre il nous demande ici, quand on a envie d’aller là, il a besoin de notre temps, qu’on voudrait passer au soleil à lire Spinoza – l’autre il voudrait en nous épancher une souffrance qui nous ferait mourir. Faudrait-il choisir, entre vivre et aimer ? Mais qui ne sait que vivre sans aimer ce n’est pas vivre ? Alors qu’ils me disent les sages, les philosophes, comment faire, pour ne pas être tiraillé, en permanence, entre le point de vue de l’autre et le mien. Moi, tout ce que je sais, c’est que vivre c’est sans cesse choisir, et passer d’un dilemme à un écartèlement.
Vivre c’est créer des valeurs nouvelles, dit Nietzsche. Où régnait le vert, découvrir le rouge, et en déplier toutes les nuances. Comment de sa vie faire œuvre, si l’on n’invente de nouvelles couleurs ? Mais une fois qu’on a trouvé son rouge, précisément, ni trop rose ni trop pourpre, avec une pointe de carmin, celui qui dit exactement le goût de notre vie, du moins à cet instant, alors surtout ne pas s’arrêter à lui, ne surtout pas dire : voilà de quelle couleur je suis – mais dès qu’on l’a trouvé, partir, vers le bleu ou le blanc, peu importe, mais de nouvelles teintes, qui nous feront découvrir d’autres zones de notre palette.
Et savoir que ce bleu, qu’aujourd’hui je préfère au ciel même, ne vaut pas plus cher que le vert du voisin. C’est cela le plus délicat. Préférer sans hiérarchiser. Dire : « c’est mieux », c’est déjà comparer, donc établir une commune mesure. Rester dans l’incommensurable, des différences pures . Le rouge, vraiment, ça n’a rien à voir avec le bleu. Mon voisin, ma voisine, n’ont rien à voir avec moi. C’est là, peut-être, que je peux commencer à les aimer. Peut-être même sans me faire engloutir par eux. Le danger il ne vient que de ce qu’on croit semblable : « sa douleur est la mienne ». Oublier qu’on est deux humains. Voir en l’autre le Martien qu’il est pour moi – ou le dieu, mais un dieu qui ne serait pas meilleur que les humains. Si l’autre en rien ne me ressemble, on ne peut plus dire qu’il soit pire ou meilleur. Pourtant ce n’est pas l’équivalence, puisqu’à l’un je préfère l’autre – mais pas parce qu’en soi il aurait plus de valeur. La valeur, c’est moi qui la confère, justement de le préférer, de dire que pour moi il a plus de charme. Non plus en vertu d’une prétendue justice, mais du pur arbitraire – qui est celui de l’amour. Aime-t-on quelqu’un pour « ses qualités » ? Ou parce que, par un caprice du sort, il a su nous charmer ?
Si dans l’indifférence, toutes les vaches sont grises, dans le prisme des différences, le zèbre, l’ornithorinque, le gnou, éclatent de couleurs.
C’est là que tout en préférant le rouge, on peut jouir des mille milliards de nuances du monde.
L’avènement des différences, ça impliquerait aussi de renoncer à l’unité – même ultime. Au terme des complexités, aucune simplification, aucune réconciliation possible. Einstein lui-même, aux prises avec cet infiniment grand dont les lois s’opposent à celles de l’infiniment petit, ne renonça jamais à l’espoir d’une unification finale. Face à lui il fallut un physicien qui avait lu Kierkegaard, pour le confronter à l’inconciliable, où Dieu lui-même refuse de se faire un .
Aujourd’hui, l’univers même explose, et la physique préfère parler de plurivers.
II. Vivre c’est se déployer
L’essence d’un être, dit Spinoza, c’est son désir de persévérer dans son être, mais aussi de se déployer. Son désir de vivre, et son désir d’aimer – inséparables, et tant pis s’ils sont, si souvent, en contradiction. Et si en un être vous voulez, comme les bouddhistes, éteindre son désir, vous le tuez. Son désir de puissance, vu que c’est bien de cela qu’il s’agit. Pour un être est bon ce qui accroît sa puissance, et le sentiment qui en naît, c’est la joie.
Spinoza était-il le contraire du mystique, qui cherche à toujours mieux se fondre en ce qui le dépasse ? Mais la puissance qu’il glorifie, le philosophe, c’est le contraire du pouvoir. Ce qui triomphe, ce n’est pas le pouvoir d’un petit moi, mais la puissance même de ce qui le dépasse, la substance divine, dont nous ne sommes que les attributs. Notre joie ne serait que notre accord à celle de Dieu. Ainsi la dissolution du sujet rejoindrait-elle sa pleine puissance, qui n’est plus seulement sienne, dans une mystique non plus de l’effacement mais de la manifestation. Spinoza est le roi des mystiques, et ceux qui l’ont suivi ne sont pas moins mystiques que lui, à commencer par Nietszche, cet autre chantre de la puissance, qui n’aspire qu’à exploser dans le cosmos. Ainsi rejoint-il aussi, comme il le dit lui-même, la plus ancienne philosophie de l’Inde – et à le lire je sentais se réconcilier, à ma plus grande joie, les pensées que j’aimais d’orient en occident.
Si la puissance, en nous, n’est plus ce qui cherche à prendre le pouvoir, à l’emporter sur l’autre, mais devient ce qui nous porte, nous permet d’offrir ce qui nous dépasse, alors ne devient-elle pas l’amour ? Est-ce en se flétrissant, qu’une fleur peut offrir ce qu’elle est, l’opulence de ses couleurs, la surabondance de son parfum – ou en s’épanouissant ? Pour donner quoi que ce soit, n’a-t-on besoin, d’abord, de le manifester ? Comment pourrait-on aimer, pleinement, sinon en déployant, dans tous ses chatoiements, notre singularité ? L’évangile même le clame, lui dont on se servit tant pour prôner l’effacement : il ne faut pas que la flamme reste sous le boisseau. Peut-on, demandent des philosophes, distinguer un être de ce qu’il donne à voir, et à entendre ? Ou dans les termes de l’évangile : un arbre de ses fruits ? Se fondre en une profusion de fruits, n’est-ce pas cela, la grande santé nietzschéenne ? Les grands vivants ne sont-ils pas le contraire de ces bons vivants, qui se préservent de tout excès, pour continuer à vivoter ? Le grand vivant n’est-il pas celui qui veut vivre à en mourir, l’écorché, le fragile, qui met toute sa puissance dans son chant ? Celui qu’on n’arrive jamais à être complètement, parce qu’il fait peur, parce qu’il peut nous tuer, et qu’il faut vivre pour chanter.
Le grand vivant, par excellence, c’est Robinson sur son île. Cela c’est un autre disciple de Spinoza, et de Nietzsche, qui le dit. Robinson il n’a plus personne à aimer, alors son désir se porte sur des animaux, puis sur la terre. Il fait l’amour avec la terre, et en naît une fleur. Puis son désir va droit au ciel – et de la peau d’un animal qu’il a tué, quand il était encore un homme, il fait un cerf-volant – et c’est comme si par là l’animal était délivré, de la gravité, et pouvait enfin vivre en plein ciel. Et ses boyaux, il les tend entre deux branches, et sur cet instrument le vent se met à chanter – et c’est comme si la voix des éléments eux-mêmes était libérée. Ainsi pour celui qui n’est plus tout à fait un homme, vu qu’il est en train de devenir un dieu, le désir devient élémentaire, il se porte sur le vent, le soleil, et non plus sur des corps. Mais en cela, selon ce disciple de Spinoza, le désir n’est pas dévoyé, au contraire il est rendu à sa vocation première, qui est de devenir solaire. Le désir c’est ce qui fait flamber l’homme, et fait de lui un soleil.
Ainsi, selon Deleuze, notre désir, spontanément, se tournerait vers la lumière, et ce serait autrui qui le soumettant à la loi de la pesanteur, le rabattrait sur des êtres.
Presque aussi seule que Robinson sur son île, sans autrui pour rabattre mon désir, celui-ci allait-il revenir à sa vocation première ?
III. Vivre c’est se relier
Lorsque l’affect qui nous traverse pulvérise le moi, dit Deleuze, on devient une multitude, on devient meute, on devient animal. C’est ce qui est arrivé à Mozart. Pulvérisé par la puissance de sa musique, il est devenu oiseau .
« Nous sommes des déserts, mais peuplés de tribus, de faunes et de flores » . D’autant plus peuplés, peut-être, que nous sommes déserts.
Un mystique c’est quelqu’un qui découvre ce qu’il a d’inhumain .
C’est ça, le surhumain de Nietzsche, quelqu’un qui sent qu’il ne peut s’en tenir à l’humain, quelqu’un qui a été fracassé par une puissance, en lui, qui voulait autre chose que lui. Quelqu’un qui comme Nietzsche fut traversé par une pensée plus grande que lui, une « pensée d’abîme » qui le rendit fou. Quelqu’un qui pas plus que Dieu ne peut se contenter d’être, mais ne peut qu’advenir, perpétuellement devenir – dans l’éternel retour de la différence.
Ce serait ça, que voudrait la volonté de puissance, devenir toujours plus intense, toujours plus ouverte à l’avenir, à l’inconnu – à ce que les humains appellent les dieux. L’univers, dit un nietzschéen, ce serait une « machine à faire des dieux » .
« Tout est plein de dieux », dit l’un des premiers philosophes, en ce temps où les philosophes savaient encore voir le divin partout. En ce temps où l’on sentait l’énergie irriguant le monde, où l’on voyait les esprits qui le parcouraient, en ce temps où le monde vivait par tous ses pores.
Qu’est-ce qui donne de la joie, comme ces instants où le monde se ranime, où l’on ne se sent plus seulement lié à lui par l’amour d’un humain, ou de l’humanité, mais relié aux animaux, aux arbres, aux pierres, aux étoiles ? Qu’est-ce que la grâce, sinon ces instants où l’on ne sent plus séparé, où l’on est en intimité avec le monde, où l’on sent que du monde on ne peut plus sortir ? Et qu’on est embarqué avec tous les vivants, dans la même galère, peut-être, dans le même déluge, mais tel Noé ne pouvant se sauver que de s’allier à tous les animaux de la terre.
C’est ça, que j’appelle la reliance, pour mieux la distinguer d’une relation entre humains, la reliance à l’humus qui nous porte, à l’air qui nous nourrit, au soleil qui nous rend vivants.
La reliance dont l’amour n’est peut-être que le pressentiment, la forme qu’elle prend, pour les humains – et que peut-être elle doit garder, pour ne pas nous rendre fous, ou nous pulvériser.
Mais que l’amour oublie ce fond où il s’ancre, et il se rétrécit, se dessèche, et finit par périr.
S’il veut se ranimer, l’amour n’à qu’à se replonger dans ce qu’il a d’inhumain.
Et peut-être est-ce là, que se trouve le seul contrepoids possible à ce que l’amour a de douloureux, à ses méandres, à ses impasses. Peut-être est-ce là ce qui seul le rend supportable.
C’est là qu’il apparaît comme pure force de vie. Dans ce lien entre les vivants, qui les relie à ce qui permet la vie, c’est là, dans ce surgissement incessant de la vie, que l’amour devient « plus fort que la mort ».
Lorsque dans une forêt, ou même dans un pré, spontanément un animal vient vers nous, sans nous connaître, par pure sympathie entre les règnes, ne nous ramène-t-il pas à l’Eden, où nous dit-on, animaux et humains conversaient en paix ? Dans son élan, n’a-t-on pas l’impression que c’est le monde qui vient nous chercher ? Quand il s’approche, ou même vient vous toucher, nous témoignant une sorte d’affection, fût-ce d’un instant, ne peut-on avoir l’impression qu’« on est aimé », fondamentalement ? Ne peut-on entrevoir ce dont parlent les chrétiens, cet amour qui, de toute éternité, nous aurait précédés ?
Le ravissement, là, n’est plus seulement intérieur – à notre état de clarté, le monde répond.
Un philosophe, aujourd’hui, se demande « pourquoi la terre s’est tue » : pourquoi les humains n’entendent plus les concerts d’oiseaux, les oracles du vent, les frémissements du sol lorsqu’il veut prévenir les vivants.
Pour leur rendre voix, il suffirait d’écouter – comme mon professeur l’avait fait pour moi. Maintenant que je découvrais ma voix, ne pouvais-je tenter de la rendre à d’autres, non plus seulement à des humains, comme lorsque j’étais psy, mais à cette pierre blanche de ma nouvelle ville, à ses platanes en fleurs, aux passereaux qui s’y ébattaient, aux perruches redevenues libres en l’un de ses parcs, à ces chouettes qui, la nuit venue, l’envahissaient ? Ne serait-ce pas cela, très concrètement, le réenchantement du monde ?
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